Quelques notes écrites chaque soir, lors de mon premier séjour à Taiwan, à l’été 2014. Je les glisse ici, telles quelles. Il m’en manque. Ce n’est pas de la littérature. Juste des mots, des impressions, glanées en déambulant avec femme et beaux parents pékinois. Bonne lecture.
Jour 14
Notre journée débute par une visite du Musée National du Palais, station Shilin. Sous une chaleur écrasante, dix adeptes du Falun Gong en chasubles jaunes méditent accroupis devant l’arrêt des bus déversant leurs touristes chinois en mode “sac banane et bâton à selfie”. Nous en verrons dix autres aux abords de la Tour 101, avec des panneaux illustrant de manière sanguinolante leurs persécutions en Chine.
C’est donc là qu’est exposée la majeure partie des trésors de la Cité Interdite. Céramiques, bronzes et calligraphies. Sculptures d’ivoire ou de jade. Meubles anciens, archives et tableaux. La plus grande exposition d’artisanat traditionnel chinois au monde. A côté, le Musée du Palais, à Pékin celui-là, fait pâle figure. Les visiteurs chinois ne semblent pas se sentir spoliés mais fiers que tout soit si bien préservé et présenté. Ma carte de presse de Chine populaire m’assure une entrée gratuite dans ce musée taïwanais. La réciproque est improbable. Je trouve ça assez amusant.
13h. Station de métro Dongmen, sortie n°4. J’ai rendez-vous avec Austin. Il est originaire de l’Iowa, fils d’agriculteur. Sa copine vient du Michigan. Il a la voix rauque, il est grand et tout fin. Cheveux clairs, yeux bleus derrière des Rayban de bois. Passionné de chiens et de Grande Boucle. Il me décrit l’étape roubaisienne, la victoire de Lars Boom chez Astana, la chute du Kényan Christopher Froome, avec des yeux pétillants. Mon accent français, peut-être ch’ti, le fait voyager. Il me raconte son parcours du combattant pour trouver du Baygon à Taipei. Fichus moustiques.
Austin est le correspondant du New York Times à Taiwan. Je l’ai connu à Pékin, d’où il a été expulsé en décembre dernier. Là bas, il était le journaliste « Chine » du Time magazine, un sacré job. Le New York Times appréciait son travail et le débaucha. Pékin, en bisbille avec le NYT depuis l’enquête de Barboza sur la fortune cachée du clan Wen Jiabao a refusé de renouveler son visa de journaliste. Le 31 décembre 2013, Austin a été contraint de quitter le territoire.
« Je préfère être contraint de sortir que d’être forcé de rester » confie Austin les yeux rivés sur son Iphone. Au NYT, les journalistes “Chine” ont une application dédiée et cryptée, qui leur permet de dialoguer entre eux.
Austin m’a manqué. A Pékin, de temps en temps, nous organisions des dîners entre jeunes journalistes étrangers, dans une sorte de brasserie bavaroise près du Parc Ritan. Un Japonais, un Indien, un Danois, un Britannique, trois Américains et moi. Austin est un type extrêmement modeste, simple et brillant. Avec lui, les statuts, le prestige, le nom de ton canard, sont remisés au placard. Seuls la curiosité, les découvertes, l’amour des bonnes histoires et de la bonne bière importaient. Et l’on se réjouissait quand un camarade réussissait un projet, atteignait un objectif fusse-t-il modeste. A la fin de chaque repas, le Japonais retrouvait sa voiture avec chauffeur, Austin rentrait dans son compound diplomatique à vélo et moi je poussais mon scooter électrique déchargé jusqu’à mon appartement, dans un vieil immeuble de briques, derrière le Marché de la Soie.
A sa demande, je lui débriefe ma recherche d’emploi parisien. Les portes fermées, les espoirs déçus, le CDI jamais décroché mais aussi les belles rencontres et les nouveaux projets. A ma demande, il me raconte ses reportages. Comme la couverture du typhon Hayan aux Philippines, en novembre dernier.
Austin imite la voix du photographe de guerre envoyé par son journal pour l’épauler. Un accent monotone et guttural digne d’un Arnold Schwarzenegger. « Austin, what izzz your plan ? ». A la fin d’une journée décevante, très loin de l’épicentre qu’ils espéraient rejoindre, le photographe lui adresse de nouveau la parole. « Austin, what izzz your back-up plan ? » (quel est ton plan B ?). Nous rions de bon cœur, autour d’un café serré, servi dans son bistrot préféré, où des vélos de courses italiens sont suspendus comme des lustres, au plafond.
Le séjour s’achève par une escapade suffocante sur la colline de l’éléphant, qui surplombe la ville. J’y retrouve Lei pour photographier ensemble le coucher du soleil, son hobby favori. Nous enchaînons avec un diner climatisé dans un restaurant de centre commercial, achetée avec une carte prépayée, puis une balade à la librairie Eslite de Xinyi, ouverte 7 jours sur 7, 24h sur 24h.
Tellement de livres sulfureux, interdits en Chine populaire, que des lecteurs feuillettent longuement sans oser les acheter.
Jour 13
Rien.
A midi, j’ai pris l’air et avalé un fabuleux repas servi dans une cantine sans prétention, avec de la soupe misu à volonté. A l’évidence, les Taïwanais ont inventé le gnocchi avant les Italiens et omis de déposer le brevet. C’est la cafet’ des employés du musée mitoyen, qui propose une exposition sur l’Islam dans le monde, que je n’aurai malheureusement pas le temps de visiter.
Sur le chemin du retour, au fond d’un parc assailli d’écureuils peu farouches, je tombe sous le charme d’une carte postale subversive. C’est un portrait de Mao sans visage. Seuls son col, sa coupe de cheveux et son gain de beauté légendaires sont imprimés.
Le soir, Lei et ses parents me retrouvent à l’hôtel et nous repartons diner. Je suggère un Italien pour leur éviter de marcher longtemps “mais payer si cher pour des pâtes, je ne vois pas l’intérêt” a rétorqué la mère, pleine de bon sens, qui avouera dans la même phrase, n’avoir jamais goûté à la cuisine italienne. Un excellent Japonais, engoncé entre un salon de massage et le siège rose bonbon du mystérieux “Parti des Femmes Chinoises” (dont le slogan est “promouvoir l’industrie de la femme”) mettra tout le monde d’accord.
Jour 12
Les Hong-kongais se plaignent souvent des Chinois du continent. Ils leurs reprochent leurs mauvaises manières. Sur les réseaux sociaux, ils se défoulent sur ces pauvres continentaux sans gêne. Si l’un est surpris à faire uriner son gamin sur un trottoir, c’est tout le peuple chinois qui en prend pour son grade. Les Taiwanais (ou au moins les Taipeisiens) cultivent à l’évidence un certain art du savoir-vivre ensemble. Comme dans les transports publics. Notre objectif du jour est de grimper jusqu’au sommet de la Tour 101, faramineux gratte-ciel, surprenante tige de bambou métallique. Nous prenons le métro. Une photo de Croc’s rouges barrés signale aux piétons qu’il est dangereux de porter des sandales en caoutchouc dans un escalator. Près du quai, un coiffeur attend ses clients. Son commerce est une cabine, verrouillée. Il faut donc quelques pièces dans un boitier pour faire s’ouvrir la porte et obtenir une coupe basique. Plus loin, de grandes affiches montrant un smartphone à pattes et yeux globuleux. L’improbable mascotte exhorte les passants au respect de “l’étiquette téléphonique”: opter pour les sms plutôt que les appels, réduire au maximum la durée des conversations, parler à voix basse sont les trois commandements du passager courtois.
Nous arrivons trop tard pour accéder au dernier étage – panoramique – de la tour 101. Je vous le donne en mille, la tour 101 dispose de 101 étages, surmontés d’une énorme boule censée absorber toutes les vibrations. Retour à l’hôtel par le bus, lui aussi climatisé. Notre chauffeur à képi et cravate remercie chaque passager “d’être monté dans ‘son’ bus”. Les ainés s’acquittent d’une somme symbolique. A l’intérieur, obligation de porter la ceinture sous peine d’amende. “Buckle up or pay up”. Arrivée tardive à l’hôtel. Et corvée, comme hier, de plat préparé dans ces fameuses supérettes 7-11, les seuls ‘restaurants’ ouverts, éclairés au néon, avec tables et tabourets au fond, entre le distributeur à oeufs de cent ans et le rayon coloré des sodas sans sucre.
Jour 10
Aujourd’hui, j’ai si bien dormi, par la grâce d’un réveil très matinal des parents de Lei. Ils ont interrompu leurs ronflements harmonieux pour assister au lever du soleil, depuis un versant embrumé. Du coup, j’observe mon environnement avec une fraicheur infantile, propice à la curiosité. J’ai donc partagé mon clafoutis à la carotte avec trois chiens sans collier qui me fileront pendant trente bonnes minutes. Je me suis aussi rabiboché avec les gérants de l’hôtel cradingue d’Alishan et nous avons pris le minibus pour un autre village de montagne, un peu plus bas. En retrait des boutiques à souvenirs, derrière ce parking où les petits artisans garent discrètement leurs rutilantes BMW, j’y ai retrouvé un gite catholique jaune et gris, à 5 euros la nuit. Il est tenu par de vieilles religieuses scandinaves et accueille en ce moment l’équipe nationale d’escrime des moins de 16 ans. J’ai discuté avec l’un des sportifs, un Franco-taiwanais à la coupe mulet qui a grandi à Lyon. Avec ses camarade, il crapahute dans la montagne avec des sacs remplis de cailloux. Et s’envolera vers Nankin la semaine prochaine pour une compétition asiatique. “Nous allons nous faire ratatiner” pronostique le Français.
Jour 9
Je suis à Chiaxi, et j’ai visité une prison fermée en 2001 et rouverte depuis peu aux touristes. Elle fut construite par les occupants japonais. Ces colons avaient introduit une ‘tradition’ surprenante: les ateliers artistiques obligatoires pour les prisonniers. Une pratique toujours en vigueur. Nous avons donc découvert, aux abords des cellules exigues, des centaines d’oeuvres de détenus taïwanais, d’hier et d’aujourd’hui… de la nature morte à une réplique géante d’Optimus Prime en bouchons de plastique. Le musée-pénitencier est entretenu par quelques femmes en uniforme orange. Des “saoulotes” d’après la guide volontaire anglophone, soumises à des travaux d’intérêt général.
Le train taïwanais est décidément peu onéreux (6 euros le trajet de trois heures), propre et calme. Même les aliments vendus à bord s’alignent sur les prix des supermarchés. Rien à voir avec nos wagons restaurants franchouillards, où les salades “équitables” et yaourts “gourmet” hors de prix ont depuis longtemps remplacé les jambons beurre, dont Renaud moquait l’épaisseur. Nous avons quitté Taitung à 10h. Kiki et Momo, les filles du patron de l’hôtel nous ont conduits jusqu’à la gare. Kiki la candide est ce soir mon amie Facebook. Elle m’a remercié d’avoir dessiné une tour Eiffel sur un post-it… Le hall d’entrée de sa maison d’hôte est tapissé de messages d’invités reconnaissants. Durant le voyage en train, j’ai compté un bon millier de bassins d’aquaculture et leurs machines agitant l’eau pour l’oxygéner.
Rejoindre un autre quartier. Nous louons un char à 4 places, façon La Panne, et pédalons comme des sagouins. J’ai sué mes trois litres de lait de papaye, Lei s’est jointe à l’effort comme elle a pu, sa mère n’atteignait pas les pédales et son père, ex-fumeur, se remet d’une opération du coeur alors autant ne pas le surmener. Nous approchons un port où sont amarrés deux navires blancs des gardes cotes… et cet hélicoptère, avec six Go-pro fixées sur la carlingue. Le vigile nous informe que l’hélico survolera la ville demain matin pour un tournage de film policier. Demain nous rejoindrons Chiayi par le train, puis Alishan par le bus pour se rafraichir à nouveau au sommet des montagnes, cerclées de nuages.